Contre les mafias : la régulation publique de la drogue

Dans un éditorial du 30 avtril 2009 ( en anglais en cliquantt ici ) qui a fait grand bruit, le très libéral hebdomadaire britannique The Economist réaffirme sa position en faveur d’un commerce réglementé.  L’article  rejoint les articles suivants :

La Colombie, les Etats-unis et l’échec de la guerre à la drogue
En Italie, il est interdit de « cultiver son jardin »
Le cannabis thérapeutique contre la criminalité organisée en Italie

Voici une traduction de l’éditorial The economiste avec en gras les passage concernant le rapport entre prohibition et lutte contre les mafias :

En mars dernier, la Commission des stupéfiants des Nations unies (CND) organisait une conférence à Vienne pour tirer le bilan des actions menées au cours de la dernière décennie. Quelques jours avant, The Economist publiait cette une choc. “Comment faire cesser les guerres des drogues”, sans point d’interrogation, car l’hebdomadaire britannique estime dans l’éditorial publié ci-dessus que seule la légalisation permettra de mettre un terme à la criminalité née du commerce illicite des stupéfiants. La CND, de son côté, a reconnu l’échec de sa stratégie purement répressive et a décidé de réorienter la lutte contre les drogues vers le traitement et la réinsertion des toxicomanes.

Il y a un siècle, un groupe de diplomates se réunissaient à Shanghai pour la première tentative internationale d’interdiction du commerce d’une drogue. Le 26 février 1909, ils convenaient de créer la Commission internationale de l’opium – quelques décennies plus tôt, le Royaume-Uni avait livré une guerre à la Chine pour défendre son droit à faire commerce de cette substance. De nombreux autres traités prohibant l’usage de psychotropes suivront. En 1998, l’Assemblée générale des Nations unies engage les pays membres de l’ONU à aboutir à un “monde sans drogues” et à “éliminer ou réduire significativement” la production d’opium, de cocaïne et de cannabis d’ici à 2008.

C’est le genre de promesse qu’adorent faire les dirigeants politiques. Et pourtant, il s’agit d’un engagement extrêmement déraisonnable parce qu’il est impossible à tenir. De fait, la guerre contre les drogues est une catastrophe, puisqu’elle a créé des Etats défaillants dans le monde en développement sans parvenir à enrayer la consommation dans les pays riches. Cette lutte vieille de cent ans est à tous égards illibérale, meurtrière et vaine. C’est pourquoi The Economist persiste à penser que la moins mauvaise des solutions est de légaliser les drogues. “Moins mauvaise” ne signifie pas “bonne”. La légalisation, bien que clairement bénéfique pour les pays producteurs, comporterait des risques pour les pays consommateurs. De nombreux usagers vulnérables en pâtiraient. Mais, de notre point de vue, ils seraient plus nombreux à y gagner.

Aujourd’hui, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) ne parle plus d’un monde sans drogues. Il se félicite de la “stabilisation” du marché des stupéfiants, c’est-à-dire qu’un peu plus de 200 millions de personnes, soit près de 5 % de la population adulte mondiale, consomment toujours des drogues – en gros la même proportion qu’il y a dix ans.

La vente aux mineurs resterait interdite

Ce n’est pourtant pas faute d’efforts. Les Etats-Unis dépensent à eux seuls environ 40 milliards de dollars par an pour tenter d’éliminer l’offre de stupéfiants. Les autorités américaines arrêtent chaque année 1,5 million de personnes pour infraction à la législation sur les stupéfiants et en envoient 500 000 en prison. Dans un pays émergent comme le Mexique, le sang coule à un rythme ahurissant. Début mars, le chef d’un Etat rongé par le narcotrafic, la Guinée-Bissau, a été assassiné.

La prohibition elle-même nuit à la lutte contre les drogues. Le prix d’une substance illicite est déterminé plus par le coût de distribution que par celui de production. Prenons la cocaïne : entre le champ de coca et le consommateur, son prix est multiplié par plus de 100. Même si la fumigation des cultures multiplie par 4 le prix local des feuilles de coca, l’impact de ces mesures reste minime sur le prix de vente au détail, qui dépend essentiellement du risque que comporte le fait d’introduire de la cocaïne en Europe ou aux Etats-Unis.

Les responsables de la lutte antidrogue affirment aujourd’hui qu’ils saisissent près de la moitié de la production mondiale de cocaïne. Le prix de vente au détail semble avoir augmenté et la pureté du produit s’être détériorée aux Etats-Unis l’an dernier. Mais il n’est pas évident que la demande baisse quand les prix augmentent. En revanche, tout indique que les trafiquants s’adaptent rapidement à la désorganisation du marché. Ainsi, l’opium s’est déplacé de Turquie et de Thaïlande en Birmanie et dans le sud de l’Afghanistan, où il mine le combat des Occidentaux contre les talibans.

Loin d’enrayer la criminalité, la prohibition a permis au banditisme de prospérer à une échelle inédite. En Occident, elle fait de citoyens pour le reste respectueux de la loi des criminels. Elle rend également les produits plus dangereux : les toxicomanes achètent de la cocaïne et de l’héroïne très coupées ; beaucoup utilisent des seringues usagées pour se piquer, contribuant ainsi à la transmission du VIH ; les malheureux accros au crack ou aux métamphétamines se placent en dehors de la loi et n’ont plus que leur dealer pour les “soigner”. Mais ce sont les pays émergents qui paient le prix le plus fort : même une démocratie relativement avancée comme le Mexique se retrouve aujourd’hui engagée dans une lutte à mort contre le crime organisé.

L’échec de la guerre contre les drogues conduit certains de ses plus vaillants généraux, en particulier en Europe et en Amérique latine, à préconiser un recentrage des efforts sur la santé publique et la “réduction des risques” (par exemple par des programmes d’échange de seringues). Cette approche mettrait davantage l’accent sur la sensibilisation du public et sur le traitement des toxicomanes, et moins sur le harcèlement des cultivateurs et la répression des consommateurs de drogues “douces”. Une telle politique serait un pas dans la bonne direction, mais elle a peu de chances d’obtenir des financements suffisants et n’éliminerait en rien le crime organisé.

La légalisation, en revanche, ferait non seulement fuir les criminels, mais ferait aussi des drogues – qui sont aujourd’hui un problème de criminalité – une question de santé publique, ce qui est la bonne optique. Les Etats taxeraient et réglementeraient le commerce des stupéfiants et utiliseraient les recettes fiscales tirées de la vente de ces produits (et les milliards économisés sur la répression) pour sensibiliser le public aux risques de la consommation de drogues et traiter les toxicomanies. La vente aux mineurs resterait interdite. Les différents produits seraient soumis à différents niveaux de taxation et de réglementation. Bien sûr, ce système serait difficile à mettre en œuvre et nécessiterait un suivi constant et des arbitrages difficiles à évaluer. Les prix, taxes comprises, devraient être fixés à un niveau qui dissuade la consommation sans encourager le développement d’un marché noir. Faire accepter un tel système, même imparfait, serait relativement facile dans les pays producteurs. Ce serait plus compliqué dans les pays consommateurs, où l’addiction est le principal enjeu politique. Beaucoup de parents américains seraient prêts à admettre que la légalisation puisse être la bonne solution pour les populations d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique ; mais ils craindraient d’abord pour leurs enfants.

Cette crainte se fonde en grande partie sur l’idée que davantage de gens consommeraient des drogues si leur vente était libéralisée. Cette idée n’est pas forcément exacte. Il n’y a pas de corrélation entre la sévérité de la législation sur les drogues et la prévalence de la consommation : les personnes vivant dans des pays où la réglementation est très stricte (les Etats-Unis notamment) ne consomment pas moins de drogues, mais plus.

Embarrassés, les responsables de la lutte antidrogue imputent cela à des différences culturelles présumées. Or, même si l’on compare des pays relativement semblables, la sévérité de la réglementation influe peu sur le nombre d’usagers : la prévalence de la consommation est exactement la même dans la très stricte Suède que dans la plus libérale Norvège. La légalisation pourrait induire à la fois une baisse de l’offre (les dealers poussent à la consommation) et de la demande (une partie du plaisir lié au danger disparaîtrait). Ce n’est pas une certitude. Mais il est difficile d’argumenter que les ventes d’un produit rendu moins cher, plus sûr et plus largement disponible chuteraient. Tout partisan de la légalisation devrait donc avoir l’honnêteté d’admettre que la consommation de drogues risque d’augmenter.

Il faut admettre que la consommation risque d’augmenter

Cela étant, deux raisons principales plaident en faveur de l’abandon de la prohibition. La première relève d’un principe libéral. Même si certaines drogues sont extrêmement dangereuses pour certaines personnes, la plupart ne sont pas particulièrement nocives (le tabac est plus addictif que presque toutes les autres). La plupart des consommateurs de substances illicites, y compris la cocaïne et même l’héroïne, n’en prennent qu’occasionnellement. Ils le font parce qu’ils en tirent du plaisir, et ce n’est pas le rôle de l’Etat de les en empêcher.

Et l’addiction ? L’argument précédent répond partiellement à cette question, car c’est principalement l’usager qui en subit les effets. Mais l’addiction peut infliger des souffrances aux familles et surtout aux enfants des toxicomanes, ce qui engendre des coûts sociaux plus importants. C’est pour cette raison que la prévention et le traitement de la toxicomanie devraient être la priorité de la politique des drogues. D’où le second argument : la légalisation fournit la possibilité de traiter correctement l’addiction.

En les informant des risques sanitaires des différentes drogues et en fixant leur prix en conséquence, les Etats peuvent orienter les consommateurs vers les moins nocives. La prohibition n’a pas empêché la prolifération des drogues de synthèse conçues dans des laboratoires. La légalisation pourrait encourager des laboratoires ­pharmaceutiques réguliers à améliorer la qualité des produits existants. Les recettes fiscales et l’argent économisé sur la répression permettraient aux gouvernements d’assurer un traitement aux toxicomanes, ce qui rendrait la légalisation plus acceptable aux yeux de l’opinion. Les succès des pays développés en matière de lutte contre le tabac, un produit lui aussi taxé et réglementé, donnent des raisons d’espérer.

The Economist s’est prononcé pour la première fois en faveur de la légalisation il y a vingt ans. Au vu de la situation actuelle, la prohibition semble encore plus néfaste, en particulier pour les populations défavorisées et vulnérables. La légalisation ne détournerait pas entièrement les mafias des drogues – comme pour l’alcool et le tabac, il y aura toujours des moyens pour éviter les taxes et contourner les lois. Elle ne guérirait pas non plus automatiquement des Etats défaillants comme l’Afghanistan. Notre solution n’est pas parfaite. Mais un siècle d’échec patent plaide pour qu’on la teste.

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