Les clans de la Camorra en recomposition
Depuis la fin du mois d’octobre 2006, la Camorra, la mafia de la Campanie (Naples et sa région), connaît une recrudescence de violence avec douze assassinats perpétrés en deux mois. Cela porte à soixante-quinze le nombre de meurtres intervenus depuis le début de l’année. A l’image de la France – où une note des Renseignements généraux annonçait des tensions à l’occasion de l’anniversaire des émeutes d’octobre/novembre 2005 – en Italie, le rapport semestriel des services de renseignement envoyé au Parlement faisait état d’un risque de reprise des affrontements entre les différents clans. Si dans le premier cas, les prédictions se sont révélées alarmistes (mais toutes les mesures avaient été prises par les forces de police pour éviter un nouveau déchaînement de violence), dans le deuxième, elles se sont avérées justes.
Le 22 octobre, des tueurs tirent, au milieu de la foule dans le quartier de San Giovanni, à Teduccio et abattent Salvatore Attanasio (37 ans), une personne surveillée par la police. Le même jour, Antonio Invito, un chanteur de 36 ans est assassiné en raison de ses activités de vente de stupéfiants à Acerra, une ville de la grande banlieue Est.
Le 23 octobre, dans un parc au nord de la ville, Umberto Autiero, un jeune homme de 25 ans, est assassiné à son tour.
Le 26 octobre, Ciro De Falco, 42 ans, membre de haut rang du clan De Sena-Di Fiore tombe dans un guet-apens à Acerra.
Le 27 octobre, toujours au milieu de la foule, à Torre del Greco (une ville de la banlieue sud), Luigi Loffredo est abattu.
Le 28 octobre, Patricia Marino, 65 ans, issu d’une famille de la Camorra proche du clan Di Lauro est assassinée. Au nom de la guerre des clans, elle avait déjà perdu son mari, dix ans auparavant, et ses deux enfants, en juin dernier.
Le 30 octobre, une embuscade en plein centre de Naples a raison de Vincenzo Prestigiacomo, gendre d’Umberto Misso, le frère du chef de clan Giuseppe Misso (quartier de la Sanità).
Le 31 octobre, à Torre del Greco, une ville de la banlieue sud, deux repris de justice sont assassinés. L’un d’entre eux, Adriano Cirillo (37 ans) était à peine sorti de prison en raison de la grande politique de remise de peine initiée par le gouvernement Prodi. Il semble que ce meurtre soit la réponse à celui de Luigi Loffredo. Le même jour, à Sant’Antimo, Rodolfo Pacilio (36 ans) est tué très certainement en raison de son activité en tant que propriétaire d’une petite entreprise de location de jeux vidéo.
Le 8 novembre, Pasquale Russo, 41 ans, proche du clan Pianese1 est abattu par des tueurs cachés dans une ambulance volée le 1 er novembre.
Les enquêteurs ont des difficultés à savoir si ces meurtres sont le résultat d’une guerre entre clans ou au sein même d’une entité mafieuse.
Les raisons structurelles
La Camorra est une mafia constituée de clans. Elle n’a jamais réussi à se doter d’une organisation centralisée stable. Des clans
coexistent sur un même territoire, forment parfois des coalitions puis s’entredéchirent. Selon le rapport du premier semestre 2005 de la Direction des enquêtes antimafia, une centaine de clans
contrôlent en grande partie la Campanie. Il y aurait environ 7 000 Camorristes et au moins 50 000 « associés » pour une population de 5,8 millions d’habitants.
La région est divisée en six grandes zones d’influence :
- la province du Benevento ;
- la province d’Avellino ;
- la province de Salerno ;
- la province de Caserte, fief du clan des Casalesi de Casal di Prinicipe ;
- la province de Naples : 63 communes sur 92 sont aux mains des Camorristes2 ;
- la ville de Naples qui compte environ 3 millions d’habitants.
A Naples, l’« Alliance de Secondigliano », du nom des quartiers populaires du Nord de la ville, regroupe les clans Mallardo, Liciardi, Bochetti, Lo Russo, Contini et Di Lauro. Cependant, cette coalition n’est plus stable depuis une sanglante scission survenue dans les années 2004-2005. Les derniers meurtres en sont peut-être la conséquence, en particulier celui de Patricia Marino.
En face, un cartel fait des clans Mazarella-Misso-Sarno domine en partie le centre ville. Il avait déjà remporté une première guerre contre les clans de Secondigliano en 1998. Depuis, un pacte de non-agression avait été conclu. Cependant, il semble que le conflit se soit rallumé, surtout en raison du meurtre d’un membre
de la famille Misso.
Dans un entretien, le procureur en chef du pôle anti-Camorra n’a pas mâché ses mots : « les clans s’entretuent pour le trafic de drogue et en particulier pour celui de la cocaïne ». En vertu de la règle du contrôle de territoire qui régit tout clan mafieux, ils s’entretuent pour obtenir l’exclusivité des points de vente.
D’après une estimation de la Direction centrale du service de lutte contre la drogue dépendant du ministère de l’Intérieur, un chef qui investit un million d’euros en gagne quatre au minimum, et cela, sans même tenir compte de la coupe du produit.
Tous les clans font dans la drogue parce qu’ils disposent de trente ans d’expérience dans l’approvisionnement direct auprès des producteurs de coca (Bolivie, Pérou et Colombie) et auprès des pays tiers que sont le Venezuela, le Brésil et l’Espagne. Avec le démantèlement de la French Connection en 1974, la Cosa nostra sicilienne exporta 90% de l’héroïne aux Etats-Unis jusqu’au milieu des années quatre-vingt. A la fin des années soixante-dix, la Camorra s’engouffra dans la cocaïne. De nos jours, les clans camorristes payent le kilo de cocaïne très pure, de 3 000 à 5 000 euros ce qui est considéré comme un prix très peu élevé.
L’étude de l’âge des personnes assassinées révèle un rajeunissement de la criminalité mafieuse. A côté des vieux boss – décédés ou en prison -, une nouvelle génération de chefs aux méthodes expéditives voit le jour. En outre, d’après la déclaration du repenti Salvatore Puglia – un ancien grand trafiquant de drogue – les
principaux chefs ont changé de stratégie. Ils ne gèrent plus le trafic en première ligne, mais préfèrent encaisser un loyer mensuel entre 2 000 et 3 000 euros.
Le racket change aussi de forme. Avant, « il pizzo » était demandé trois fois par an : à Noêl, à Pâques et à l’Assomption. Désormais les clans veulent un paiement mensuel. Enfin, la frontière est de plus en plus floue entre la Camorra et la criminalité ordinaire, dans la mesure où les clans camorristes tentent de monopoliser le secteur des vols, en particulier à main armée.
La main-d’œuvre est facile à trouver avec un taux de chômage qui atteint 30% de la population napolitaine. Dans certains quartiers, les trois quarts des jeunes sont sans travail. Ces facteurs criminogènes exacerbent vraisemblablement les rivalités et expliquent en partie les meurtres actuels.
O’ Sistema, le « système »
En Calabre, le mot ‘Ndrangheta a toujours été peu utilisé par les mafieux qui préfèrent parler de « società » – la « société » – ce qui en dit long sur le caractère holistique de la mafia calabraise.
A Naples, la Camorra est en train de devenir « il sistema ». Dans cette société qui possède une plèbe unique en Europe, la pauvreté repose sur un système de lutte de tous contre tous. D’aucuns peuvent être contraints à chercher la protection des plus violents. 120 000 personnes très pauvres font face à une minorité de riches qui accumulent des patrimoines sans favoriser le développement et qui font de la politique afin que les rapports sociaux ne changent pas. Les dernières élections municipales en 2006 ont d’ailleurs démontré l’influence camorriste dans certains quartiers. Des témoignages ont fait état de votes achetés par les mafieux au prix de 50 à 70 euros le vote.
Dans les années 1990, l’antimafia avait le vent en poupe, au point que l’ex président de l’ancien Observatoire de la Camorra, Antonio Lamberti, était devenu président de la province Naples. Il avait mis fin à la pratique des parkings abusifs, une spécialité italienne. Mais, il ne put jamais abolir la pratique des vendeurs ambulants illégaux, parce que la Camorra ne le voulait pas. De même, lorsqu’il fit peindre des lignes pour les emplacements du marché, ce sont les employés communaux qui firent capoter ce projet parce que ces derniers se livraient également au commerce illégal.
A Naples comme en Sicile et en Calabre, l’envoi de l’armée ne permet pas d’endiguer le phénomène mafieux. En effet, les politiciens et les fonctionnaires, qui sont censés protéger la population de la corruption, sont souvent les premiers à demander des allocations illégales ou des faveurs illégitimes. Dans ces trois régions, les fonctionnaires sont quatre fois trop nombreux, car les politiques achètent un certain consensus via le clientélisme. En conséquence, les « combines » sont omniprésentes. Par exemple, les pêcheurs de Pozzuoli obtiennent de l’essence détaxée, mais la revendent au marché noir.
Depuis plusieurs années, sous l’influence de la Camorra, « il sistema » étend ainsi son emprise. Les mafieux se dissimulent à peine. Après avoir dérobé un camion de charcuterie, le Camorriste de Pompei, Pasquale Cirillo, publie par voie de presse l’annonce d’une « foire au saucisson ». Pendant une journée entière, des particuliers, des restaurateurs et des commerçants ambulants viennent acheter de la marchandise volée.
De même, dans le secteur de la construction, dès qu’un chantier débute, les inspecteurs de la Camorra demandent aux « O masto », les chefs de travaux, de payer la « taxe ». En cas de refus, les soldats de la Camorra tirent sur les ouvriers et alimentent ainsi la chronique judiciaire.
Ces faits ont été confirmés par le repenti Franco Albin. Il a raconté que dans les collines de Naples, à peine un chantier débutait, des coups de feu étaient tirés à fin d’intimidation. Puis, le propriétaire de l’entreprise responsable du chantier était invité au bar afin de lui expliquer que beaucoup d’« amis à nous » étaient en prison et qu’une somme s’élevant à 5% du marché public conviendrait à assurer sa protection.
Par ailleurs, il a été prouvé que le métro de Naples a été l’objet de négociations entre les habitants, les Camorristes protecteurs, les propriétaires des entreprises du bâtiment et les politiques. Les réunions avaient lieu dans les locaux des administrations et les accords étaient élaborés à l’aide des ordinateurs municipaux.
Le plus grave est le monde la santé où des immenses hôpitaux sont toujours pleins. Les pauvres y meurent et les riches vont se faire soigner dans le Nord ou en Suisse. Des enquêtes de magistrature font état d’une centaine de médecins impliqués dans un trafic de fausses ordonnances3.
Enfin, la Camorra est spécialisée dans le ramassage des ordures et dans le traitement illégal des déchets. Une partie des revenus de « l’Ecomafia » repose sur les millions que lui donne l’administration pour faire enlever les ordures. Or, les entreprises de la Camorra enterrent les déchets en pleine nature dans l’arrière-pays napolitain. Quant aux citoyens du Nord de l’Italie, qui voient les Napolitains comme des « voleurs », ils oublient un peu vite que ce sont les entreprises du Nord
qui pactisent avec les Camorristes pour se débarrasser de leurs déchets toxiques en les enterrant ou en les brûlant.
Plus inquiétant, la relève de l’élite napolitaine semble avoir déjà pris des contacts avec la pègre. Des élèves du lycée le plus huppé de Naples ont conclu un pacte avec des petits caïds qui veulent entrer dans les boîtes de nuits branchées. Le jeune de bonne famille y fait entrer le caïd qui, en échange, passe à tabac un de ses ennemis personnels, une ex-petite amie ou encore un groupe de jeunes gens qui l’importunent. Que se passera-t-il lorsque le premier sera assis sur les bancs du conseil municipal et le second appartiendra à un clan ?
1Dont le chef Nicola Pianese avait été assassiné le 14 septembre dernier.
2Estimation de la DIA, premier semestre 2005.